Fabienne Wyss Kubler | secrétaire générale de l’Association neuchâteloise des établissements et maisons pour personnes âgées (ANEMPA)
Le SARS-CoV-2 en EMS : révélateur d’enjeux multiples
Depuis le début mars 2020, les établissements médico-sociaux (EMS) du canton de Neuchâtel sont, comme toutes les institutions résidentielles hébergeant des populations hautement vulnérables en Suisse et dans le monde, emportés par la tourmente sanitaire provoquée par le SARS-CoV-2. Il est vrai que ce nouveau coronavirus présente un "design" particulièrement adapté pour faire des ravages au sein de ces lieux de vie communautaires. Dès lors, au fur et à mesure de l’évolution de la pandémie et du déploiement des mesures de santé publique, les EMS ont adapté leurs stratégies de prise en charge, non sans arrière-pensée parfois. Petit tour d’horizon des enjeux de la période.
Enjeux d’attention
Alors que le nouveau coronavirus se répandait en Europe, les autorités sanitaires ont concentré l’essentiel des efforts sur les structures hospitalières, redoutant à juste titre le scénario à l’italienne avec ses hôpitaux débordés contraints au tri des patients. A la fin de l’hiver, l’impact du virus dans les homes pour personnes âgées n’avait ainsi pas encore été appréhendé à sa réelle mesure. Ce fut chose faite dès la fin mars, suite au développement de clusters de contamination avec leurs lots de décès. Les stratégies médico-soignantes et organisationnelles des EMS ont alors désormais été déployées avec toute l’attention des politiques, mais aussi sous l’œil parfois polémique des médias.
Enjeux de prise en charge
Que les EMS soient sous ou sur le radar, ce focus hospitalier, aussi légitime soit-il, n’est pas sans conséquence sur le positionnement des institutions médico-sociales dans le réseau sanitaire. La préservation des capacités en soins aigus a en effet constitué une préoccupation majeure durant la première vague et perdure aujourd’hui au cœur de la deuxième, avec l’injonction faite aux EMS d’examiner l’objectif et les conséquences de toute hospitalisation et de revisiter les directives anticipées des résidents à la lumière du pronostic d’une infection sévère au SARS-CoV-2. Il faut noter cependant que ces questions sont en tout temps présentes dans les homes, qui n’ont pas attendu la pandémie de COVID-19 pour prendre en considération, dans leur prise en charge, les résultats d’une évaluation gériatrique globale et les valeurs des résidents, en fonction d’un projet de soins anticipés. La crise actuelle est venue confirmer à "grands cris" cette évolution, qui se fonde aussi sur le développement des soins palliatifs et celui du libre choix vu comme une valeur centrale de notre société.
Enjeux de réseau
Par ailleurs, la nécessité de libérer au plus vite des lits hospitaliers ou d’éviter de les occuper tant que faire se peut lorsque le maintien à domicile atteint ses limites exige une pesée d’intérêts souvent très délicate ! Diminuées depuis plusieurs années au gré des réformes voulues par la planification médico-sociale, les capacités d’hébergement sont ainsi mises à rude épreuve par les contaminations multiples qui, si elles se développent dans des structures-clés telles que les EMS de court séjour, peuvent impacter l’ensemble du flux des patients. Dans ce contexte de crise, les prestations d’évaluation et d’orientation récemment déployées sur le territoire cantonal n’ont pas pu apporter de réponses immédiates suffisantes pour assurer la fluidité pourtant nécessaire au sein d’un réseau dont les capacités varient au rythme des contaminations.
Enjeux de ressources
Du point de vue des ressources, la première vague a été largement dominée par la question des matériels de protection qui - dès leur généralisation décidée par les autorités sanitaires à la mi-mars - ont cependant toujours été disponibles dans les EMS neuchâtelois, même si un cadre d’utilisation aussi rationnelle que possible a dû être posé. La seconde vague se conjugue quant à elle avec la question des effectifs, qui sont mis sous pression par les nombreux isolements et quarantaines résultant d’une large contamination populationnelle. A cet égard, les stratégies de recours à du personnel remplaçant par les EMS se heurtent non seulement à des contraintes de disponibilité mais aussi à un handicap, existant même hors situation de pandémie, en termes d’attractivité. Essentiels puisqu’ils concernent 20% des personnes dépassant l’âge de 80 ans, les soins de longue durée en milieu résidentiel ne font toujours pas rêver les professionnels soignants, malgré la richesse de ce secteur.
"Les EMS n’ont pas attendu la pandémie de COVID-19
pour prendre en considération, dans leur prise en charge,
les résultats d’une évaluation gériatrique globale et les valeurs
des résidents, en fonction d’un projet de soins anticipés.
Enjeux organisationnels
Si la question des ressources a changé de "visage" d’une vague épidémique à l’autre, celle des stratégies organisationnelles n’a que peu évolué, si ce n’est qu’elles peuvent désormais compter sur des capacités cantonales de dépistage suffisantes. Une stratégie de tests systématiques dans les institutions touchées a ainsi démontré ce que beaucoup supposaient : un nombre élevé de résidents et de collaborateurs asymptomatiques. Cette caractéristique de la maladie, ainsi que la contagiosité de ces personnes, qu’elles développent ensuite des symptômes ou non, couplée à un temps d’incubation court, rendent la prévention particulièrement ardue dans les lieux de vie collective que sont les EMS. C’est ainsi que le coronavirus y conserve toujours plusieurs coups d’avance. Et trois verbes pour lui couper la route : dépister, isoler, cohorter. Si le dépistage se décide sur la base de l’examen clinique ou de l’enquête de traçage, les deux autres pratiques recouvrent une réalité loin d’être anodine : tant l’isolement de certains résidents, voire de tous, que la création d’unités COVID en EMS signifient un bouleversement en profondeur des pratiques d’accompagnement au nom d’un intérêt sanitaire que d’aucuns estiment soit survalorisé par une "idéologie" de toute-puissance du bio-politique, soit tellement essentiel qu’il doit déterminer l’ensemble des actions à conduire.
Evolution des cas positifs ou suspects parmi les quelque 2200 résidents des EMS neuchâtelois
©SCSP – Selon les données fournies par les EMS (état au 19.11.2020)
Evolution des EMS avec des cas positifs ou suspects (résidents - collaborateurs) sur les 54 institutions neuchâteloises
©SCSP – Selon les données fournies par les EMS (état au 19.11.2020)
Enjeux éthiques
Car, pour nécessaire que cela puisse être, cohorter en EMS revient à déménager le résident et son chez-soi tout entier, avec tout ce que cela comprend de charge affective, bien loin de ce qui constitue en hôpital le simple passage d’un lit d’une chambre à l’autre. Et qu’en est-il du fait d’isoler et de réduire l’espace vital du résident aux quelques mètres carrés de sa chambre ? Une nécessité pour couper les chaînes de transmission. Un véritable casse-tête lorsque le résident présente des troubles cognitifs, à un tel point que certaines institutions fortement contaminées ont décidé de laisser déambuler les malades et d’isoler les résidents testés négatifs. Cela représente un dilemme éthique dans tous les cas. D’ailleurs, emblématique de l’articulation entre droit à la protection et respect des libertés, la question centrale des visites en EMS a également constitué depuis le début de la pandémie un sujet constant de réflexion, qui ne peut aboutir à aucune réponse univoque. La politique des établissements en la matière a ainsi été un ouvrage remis sur le métier à plusieurs reprises durant ces derniers mois, certainement appelée à évoluer encore au gré des contaminations et des pressions politico-sociales.
Enjeux financiers
Déjà concernés par les importantes réformes de la planification médico-sociale et la pression croissante exercée par les assureurs-maladie et par les décisions des autorités cantonales, les EMS ne sont pas épargnés par les conséquences financières de la crise sanitaire. Aux charges extraordinaires résultant de la pandémie - matériels de protection, absentéisme, renforcement des effectifs - viennent s’ajouter de très importantes pertes de recettes liées directement ou indirectement aux vagues épidémiques. Des pans entiers de prestations ont en effet dû être suspendus ou réduits depuis de nombreux mois en vertu des plans de protection, comme l’accueil en foyer de jour ou certaines offres à la communauté telles que les tables de midi pour les aînés et les écoliers du voisinage de l’EMS. Le rythme des entrées en EMS a parfois été drastiquement réduit à la suite de contaminations multiples empêchant toute admission ou, notamment en court séjour, à la suite de l’abandon des activités de chirurgie élective ou encore à la suite de décisions de report des entrées de la part de familles échaudées par le risque de contamination ou les modalités d’entrée démarrant par une quarantaine préventive. Dans ce contexte, le fait que bon nombre d’EMS, en particulier les institutions à but non-lucratif, continuent à ne percevoir que le 80% de la prestation-loyer à laquelle elles auraient droit constitue un facteur péjorant et discriminant supplémentaire. Par ailleurs, le morcellement structurel du secteur d’activité médico-social constituera également une difficulté majeure lorsque l’heure des comptes aura sonné, avec des EMS touchés de manière différenciée et une prise en compte par les autorités cantonales qui visera nécessairement un règlement des dommages sur un mode homogène.
©ANEMPA - Lily Péquignot, Académie de Meuron
"Isoler et réduire l’espace vital du résident aux quelques mètres carrés de sa chambre ?
Une nécessité pour couper les chaînes de transmission. Un véritable casse-tête lorsque le résident présente des troubles cognitifs. Un dilemme éthique dans tous les cas.
Au final…
La pandémie mondiale de SARS-CoV-2 aura été un révélateur de plusieurs enjeux d’importance qui caractérisent déjà le quotidien des EMS, venant les exacerber de manière concrète aussi bien qu’en termes émotionnels. Ces enjeux incluent :
- La place des soins de longue durée dans le dispositif sanitaire,
- La nécessaire spécialisation des soins en EMS,
- La préservation tout aussi nécessaire de leur ADN en tant que lieux de vie,
- Le statut de la gériatrie et ses développements dans une perspective de liaison avec les institutions d’accueil et d’hébergement,
- L’attractivité des EMS en tant qu’employeurs,
- L’image, aussi véhiculée par les médias, du grand âge et de la fin de vie ainsi que celle des institutions qui en prennent soin.
- L’attention sociétale focalisée sur la vulnérabilité des plus âgés avec la demande d’une sécurité et d’une liberté toutes deux à protéger, dans l’articulation d’une double préoccupation formant une équation quasi-impossible à résoudre en EMS.
…Un souhait
Tels sont quelques-uns des sujets que la crise sanitaire actuelle aura mis "sur le devant de la scène". Ils auront été très souvent éclipsés par le sentiment d’urgence et, parfois, par la tentation d’un certain sensationnalisme. Car c’est un fait : des personnes très âgées et hautement vulnérables meurent dans les EMS ; les résidents représentent ainsi 60% du total des décès neuchâtelois dus au COVID enregistrés lors de la première vague. A voir au moment des bilans si les homes neuchâtelois auront enregistré une surmortalité, et de quelle ampleur. Quoi qu’il en soit, COVID-19 ou non, la fin de vie et la mort font partie du quotidien des institutions médico-sociales. L’accompagnement des résidents et de leurs proches dans ces phases essentielles de l’existence nécessite professionnalisme, humanisme et constance, que seules des politiques publiques construites à moyen et long terme peuvent garantir avec l’allocation de ressources permettant de les mettre réellement en œuvre. S’il fallait ne formuler qu’un souhait en vue de la fin de cette crise sanitaire mondiale, c’est que la nécessité de telles conditions-cadres ne soit pas oubliée dès que le "méchant coronavirus" aura été dompté. Et que cette attention pleine de sollicitude et d’empathie dont a fait preuve la population à l’égard des résidents en EMS et envers la place qu’ils occupent dans la société ne disparaisse pas avec lui.
©ANEMPA - Samuel Stocco, Académie de Meuron